Comment le commerce de coquillages condamne la vie marine ... (Source NationalGeographic)

 

Dans le sud de l'Inde, des montagnes de coquillages fraîchement ramassés sèchent à quelques pas de la plage ensoleillée de Kânyâkumârî. Les mollusques, toujours vivants, sont encore dans leur coquillage. Une fois séché, les coquillages sont nettoyés : pour cela, ils passent quelques heures dans des cuves remplies d'huile et d'acide. La chair et les excroissances restantes de chaque coquillage seront ensuite retirées à la main par l'un des employés, avant que les coquillages ne soient replongées dans l'huile. Un dernier polissage à la main et la plupart des coquillages sont envoyés à des artisans locaux qui les transforment en bijoux et autres souvenirs, pour être vendus aux touristes. Le reste sera envoyé à l'étranger et dans le reste du pays.

Mais cette activité est illégale pour bon nombre de mollusques marins dont le coquillage est entreposé dans l'usine.

C'est en 2014 qu'Amey Bansod a assisté pour la première fois à la pêche en masse et au nettoyage des coquillages à Kânyâkumârî. Il dénonce la cruauté de cette industrie car « les mollusques sont bien vivants » pendant tout le processus.

C'est dans le cadre de sa thèse qu'Amey Bansod s'est rendu à Kânyâkumârî. S'il voulait documenter la vie des artisans du coquillage, son projet est finalement devenu « une base pour la création d'un mouvement contre l'exploitation et la destruction gratuite de la vie marine. »

Amey pensait parler avec quelques artisans pour en apprendre plus sur leur métier. Accompagné d'un ouvrier de l'usine, il a visité une usine où sont traités les coquillages et un « immense entrepôt » sécurisé et doté de hautes portes. Ce qu'il a vu l'a sidéré : « Une fois les portes ouvertes, je pouvais voir les différents chargements. Partout où je regardais, il n'y avait que des tas de coquillages. Cela a remis les choses en perspective. C'est à ce moment que j'ai compris l'ampleur de cette industrie », explique-t-il.

Pendant la visite, un ouvrier a confié à Amey que l'usine traitait entre 30 et 100 tonnes de coquillages par mois. Et plusieurs usines de ce genre existent dans le sud de l'Inde. Les coquillages de dizaines d'espèces différentes, de la conque-araignée, un mollusque au coquillage incurvé et doté de longues protubérances qui ressemblent à des pattes d'araignée, en passant par le turbo, dont le coquillage en forme de spirale se pare de lignes verticales couleur émeraude, blanche ou marron, passent par ces usines. Il est pourtant illégal de pêcher la conque-araignée et le turbo dans le pays, en vertu du Wildlife Protection Act (loi sur la protection de la faune sauvage) en vigueur en Inde.

Selon Amey Bansod, les coquillages sont emballés au kilo avant d'être vendus comme matière première aux artisans. Ces derniers les transforment ensuite en souvenirs ou en autres objets d'artisanat. La chaîne d'approvisionnement varie d'une ville à une autre. Ainsi, les coquillages de l'usine de Kânyâkumârî sont envoyés chez un artisan ou un magasin local. Dans les villes moins touristiques comme Rameswaram, les usines ont des capacités de traitement plus importantes et envoient les coquillages à des intermédiaires, qui les transmettent ensuite aux artisans de villes comme Kânyâkumârî. Les coquillages qui proviennent de Rameswaram sont également exportés à l'étranger ou vers des villes indiennes plus importantes, comme Bombay et Visakhapatnam.

 

UN COMMERCE MONDIAL

Il existe 50 000 espèces de mollusques sur Terre. Si certains d'entre eux sont prélevés pour leur chair, d'autres le sont uniquement pour servir de décoration. C'est notamment le cas du nautile, un mollusque marin à la sublime coquille spiralée et multicolore composée de plusieurs couches protectrices.

L'Inde n'est pas le seul pays fournisseur de coquillages au monde. Selon GMA News Online, l'industrie est également présente aux Philippines. Le commerce de ces coquillages a aussi lieu, entre autres, en Indonésie et dans les Caraïbes.

Seules quelques espèces de mollusques marins, comme le strombe géant, qui peut atteindre jusqu'à 30 cm de long, le nautile, le bénitier géant et quelques gastéropodes marins, sont protégées par la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d'extinction (CITES). C'est elle qui réglemente le commerce international des espèces sauvages.

Le commerce de ces espèces requiert que l'importateur d'obtienne une autorisation auprès du pays d'origine des coquillages, qui est enregistré dans une base de données internationale. De plus, le CITES exige des pays d'origine des coquillages de mettre en place des quotas de pêche pour s'assurer que le commerce de ces espèces est durable. Certains pays, à l'instar de l'Inde, ont mis en œuvre leurs propres mesures de protection des mollusques marins.

Mais ces mesures ne sont pas efficaces : selon une étude réalisée en 2016 par l'organisation à but non lucratif américaine Defenders of Wildlife, les coquillages de mollusques marins figurent parmi les produits issus d'animaux les plus saisis dans les ports d'entrée des États-Unis. Entre 2005 et 2014, 77 produits différents issus d'animaux sauvages ont été interceptés par les agents du U.S. Fish and Wildlife Service. Avec 500 000 coquillages confisqués sur la période, le commerce de ces derniers fait partie du top 5 des objets les plus saisis. Ceux issus de mollusques à coquille représentaient 42 % de l'ensemble des objets saisis. En général, ils sont confisqués parce que l'importateur ne dispose d'aucune autorisation d'importation ou parce que la quantité importée est plus importante que celle figurant sur l'autorisation.

Selon Alejandra Goyenechea, conseillère internationale principale pour Defenders of the Wildlife, seuls 10 % des coquillages saisis par le Fish and Wildlife Service au cours de cette période provenaient d'élevage et ils étaient destinés au commerce à 99 %. Le Fish and Wildlife Service considère que l'importation est « commerciale » lorsqu'elle concerne huit objets et plus.

Avec son coquillage en spirale rose vif, orange et crème qui peut atteindre jusqu'à 30 cm de long, le lambi est l'un des mollusques protégés les plus reconnaissables. En 2016, Defenders of Wildlife a publié une fiche d'information dans laquelle on apprend que sur l'ensemble des coquillages provenant d'Amérique Latine et saisis par le Fish and Wildlife Service sur la période 2005 - 2014, 90 % étaient des lambis pour lesquels les importateurs ne disposaient d'aucune autorisation d'importation ou que ces dernières étaient incorrectes. Alejandra Goyenechea estime que l'ampleur de ce commerce non autorisé de lambis pourrait mettre en péril les populations sauvages de l'espèce.

« Cela a des conséquences sur l'environnement. Ce n'est pas la même chose d'importer deux ou mille coquillages », a-t-elle ajouté. Avant qu'ils ne soient pêchés pour leur coquillage, qui sert à fabriquer des bijoux ou des objets décoratifs tels que des lampes ou des cadres, ces mollusques marins remplissaient différents rôles écologiques. Ils servent notamment de support aux épibiontes comme les algues, dont les animaux marins se nourrissent, ainsi qu'aux bernacles, qui aident à nettoyer l'eau en se nourrissant par filtration. Le lambi joue aussi un rôle important dans son écosystème puisqu'il aide à nettoyer les eaux des Caraïbes et que des animaux marins comme les tortues caouannes et les requins-nourrices en font leur repas. Enfin, les scientifiques considèrent que la présence de mollusques dans un écosystème démontrerait la bonne santé de ce dernier.

« Comme pour tout type d'exploitation des ressources naturelles, l'environnement et l'écosystème pâtissent d'un prélèvement non durable des ressources », a expliqué Neil Garrick-Maidment, directeur exécutif de l'organisation britannique à but non lucratif The Seahorse Trust, qui s'efforce depuis 2015 à sensibiliser le public aux effets néfastes du commerce des objets de curiosités marins.

En Inde, Amey Bansod indique que les pêcheurs utilisent une technique de pêche similaire au chalut de fond. Un énorme filet est alors descendu jusqu'au fond marin puis traîné. D'après l'organisation Oceana, « tout ce qui se trouve sur le passage du filet est écrasé, arraché ou étouffé car le fond marin est remué. » L'étendue de l'utilisation de cette technique dans l'industrie mondiale de la pêche aux mollusques est un mystère.

 

L'APPLICATION DE LA LOI, VÉRITABLE DÉFI

Le nautile, endémique du Pacifique Sud, est certainement le mollusque le plus affecté par le commerce des coquillages. Les scientifiques savent peu de choses sur cette espèce, qui ne figure sur la liste des espèces protégées par le CITES que depuis 2017. Contrairement à certains mollusques comme les bénitiers géants, les nautiles ne peuvent pas se reproduire en captivité. Il est donc impossible de les élever pour ensuite les réintroduire au sein de populations en déclin.

Dans une étude publiée en 2016, TRAFFIC et WWF révèlent le rythme effréné du trafic de nautiles. Alors que la vente de ces coquillages s'effectuait en magasin, leur commerce a aujourd'hui investi Internet, où il est plus difficile à surveiller et à contrôler. Autre difficulté : le contrôle du commerce de nautiles en Chine, aux Philippines et en Indonésie.

« Les mesures prises par le CITES en terme de protection des espèces ne porteront leurs fruits que si ses pays membres les appliquent », a déclaré Laury Parramore, porte-parole du U.S. Fish and Wildlife Service. Elle précise que l'organisme américain travaille avec des gouvernments étrangers et d'autres partenaires afin d'avoir l'expertise, les connaissances et les ressources pour appliquer la législation du CITES à la lettre.

En Inde, la loi sur la protection de la faune sauvage a été adoptée pour protéger une poignée d'espèces de mollusques marins de plus en plus rares, comme la conque-scorpion et le fasciolaire ligné. Amey Bansod confie que l'application de la loi est peu rigoureuse et que les coquillages de mollusques protégés sont vendus librement sur les plages aux touristes et aux artisans. D'autres sont exportés partout dans le monde. « Malheureusement, les autorités ont du mal à mettre un terme à ce commerce, même pour les espèces de mollusques menacés, parce qu'ils manquent d'informations », a-t-il expliqué. « Pour ne rien arranger, les autorités portuaires ne comprennent pas pourquoi ce commerce est problèmatique ou bien refusent de l'admettre. À leurs yeux, ces coquillages ne sont que des matières premières. »

Alejandra Goyenechea estime que le plus gros défi concernant le contrôle du commerce international des coquillages est l'identification des espèces de mollusque. Les importateurs indiquent qu'il s'agit de « coquillages » sans plus de détails et peu de douaniers travaillant dans les ports d'entrée sont capables de savoir si les coquillages proviennent d'une espèce protégée.

L'étude de TRAFFIC et du WWF de 2016, qui portait sur les coquillages de nautiles, soutient cette affirmation. Elle révèle qu'en Europe, en Chine, à Hong Kong et à Taïwan, les codes douaniers des genres ou des espèces sont les mêmes pour les coquillages, les coraux, les autres mollusques, les crustacés et les échinodermes. De plus, le contrôle du commerce des coquillages (dans ce cas précis, ceux des nautiles) n'est pas une priorité pour les autorités. « Il n'existe aucun code douanier permettant de suivre le commerce international et aucune mesure du marché s'assurant que le commerce est bien légal. En l'absence de ces derniers, il est impossible de connaître les quantités de mollusques marins pêchés ou vendues », peut-on lire dans l'étude.

 

SENSIBILISER LE PUBLIC

D'après Amey Bansod, entre 30 000 et 40 000 personnes sont impliquées dans le commerce de coquillages dans la région de Kanyakumari. Il nous confie qu'il essaye depuis des années d'attirer, en vain, des investisseurs pour lancer une campagne de sensibilisation auprès des communautés. Celle-ci aurait pour objectif de leur faire comprendre les dégâts occasionnés par le commerce des coquillages et former les artisans locaux à travailler sur des « coquillages » en verre soufflé à la place des coquilles de mollusques marins. 

Il est « très difficile » d'obtenir des fonds pour protéger des espèces moins connues, confie Garrick-Maidment. Les mollusques et d'autres créatures marines, comme les hippocampes, « n'attirent pas autant que les éléphants, les tigres et les pandas », ajoute-il. Par conséquent, il est difficile « d'attirer l'attention des personnes au pouvoir. »

Pour Alejandra Goyenechea et Amey Bansod, il est crucial que la demande en objets décoratifs et bijoux fabriqués à partir des coquillages diminue. Pour y parvenir, il faut sensibiliser les consommateurs aux dangers que représentent la surexploitation des mollusques marins.

« Cela va bien au-delà d'un animal ou d'une espèce », a souligné Amey Bansod. « Il faut comprendre les tenants et les aboutissants du prélèvement d'une ressource naturelle dans son habitat pour la mettre dans son salon », en particulier si cette exploitation « n'est pas contrôlée et est contraire à l'éthique, et qu'elle existe juste pour vous permettre d'acheter un objet dans un magasin. »

Alejandra Goyenechea suggère à ceux qui veulent acheter des objets fabriqués à partir de coquillages de se renseigner sur la provenance de ces derniers auprès des vendeurs. Si l'origine de l'objet est inconnue, elle leur conseille vivement de ne pas l'acheter.

« Les acheteurs ne disposent d'aucune information sur la provenance de l'objet ni de la façon dont il peut nuire à l'environnement et aux espèces. C'est bien là que se trouve le problème. » Les gens peuvent penser à tort que les coquillages ont simplement été ramassés sur une plage, ils ignorent qu'ils ont été obtenus de façon industrielle.

« Les animaux sauvages ont leur place dans la nature, pas dans nos maisons », a-t-elle ajouté.

 

Tina Deines est une journaliste indépendante basée à Albuquerque, au Nouveau-Mexique (États-Unis).

Wildlife Watch est un projet d'articles d'investigation entre la National Geographic Society et les partenaires de National Geographic. Ce projet s'intéresse à l'exploitation et à la criminalité liées aux espèces sauvages. N'hésitez pas à nous envoyer vos conseils et vos idées d'articles et à faire part de vos impressions sur ngwildlife@natgeo.com.